Eugène Gonthier : l'histoire touchante du graphiste qui a dessiné la célèbre étiquette du Rhum Charrette.

Dans les années 70, le rhum réunionnais se cherche une identité. Il faut redonner un coup de pouce aux rhums agricoles. Un jeune graphiste fait ses premiers pas de créa sur l'île de la Réunion. En guise d'entretien d'embauche, chez Havas, il décline le thème "Charrette" pour une campagne publicitaire. Le graphisme et adopté et mis en production par Chatel, sans que le dessinateur en soit informé. C'est un carton ! Les consommateurs locaux s'identifient à la marque et l'adoptent. Le Rhum Charrette vient de trouver son ADN. Ironie du sort le jeune artiste ne sera même pas rémunéré pour le travail fourni. A ses demandes, on lui objectera qu'il a sa signature sur l'étiquette (en bas à droite) et que c'est déjà pas mal. La saga dure depuis 40 ans. Coup de projecteur sur cet homme qui est à l'origine visuelle du Rhum Charrette.

SP : 

Bonsoir Eugène. J'ai été hyper touché par votre histoire, et je suis supris qu'une grande marque, comme Rhum Charrette aujourd'hui, ne prenne pas plus soin des personnes qui sont à la genèse de son succès. Spiritueux Magazine devrait vous rappeler à leur mémoire.  Pouvez vous me parler votre expérience de graphiste sur le projet "Charrette"?

EG: 

Bonsoir Frédéric. Concernant l'étiquette "Rhum Charette", bien sûr que je l'ai en travers. Je n'ai jamais rien écrit là-dessus et c'est avec une certaine joie que j'ai découvert un témoignage sur Wikipédia et sur votre blog. Certains s'en souviennent et celà me fait chaud au coeur (et une belle jambe, me direz-vous).

J'ai gardé dans mes dossiers, un exemplaire de la première étiquette éditée par la NID pour Havas, les premiers calques, ainsi que le courrier que j'avais adressé à l'époque à Yann Gaffori, Chef de Publicité chez Havas Réunion. Je m'en souviens, comme si c'était hier.
J'étais maquettiste au Journal de l'Île de la Réunion et j'avais postulé pour remplacer le Directeur Artistique d'Havas Réunion, démissionnaire. Christian Redon était alors Directeur et Yann m'avait proposé un test d'embauche : "Imaginons que nous ayons comme campagne à réaliser : redorer l'image du Rhum Blanc qui est en pleine déconfiture. Il me propose donc de réaliser une étiquette et d'en décliner la campagne. C'était un test bidon bien sûr, mais il voulait voir comment je pourrai décliner le sujet. 

Techniquement, nous ne disposions que de 3 couleurs pour la réalisation (l'offset était encore à ses débuts en 1976 et pour faire une quadri, il fallait faire traiter la photogravure en Afrique du Sud). Il fallait donc réaliser des "à plat sur calques".

J'ai donc réalisé une gouache couleur cernée à la plume pour le "rough". N'ayant pas les moyens de réaliser la photogravure, j'ai également présenté 3 films "test" réalisés manuellement. J'ai tout mis dans une enveloppe et l'ai glissée dans une boîte aux lettres à l'aéroport, le soir de mon départ pour des congés en métropole.

SP :

Donc un entretien d'embauche avec un projet à blanc à la base. Et c'est là que ça devient intéressant j'imagine !

EG :

En effet. A mon retour, 15 jours après, Havas Réunion m'embauchait comme D.A. (Directeur Artisitique). Mon "rough" était déjà imprimé et les bouteilles étaient déjà sur les étalages des supermarchés locaux avec ma signature. Je n'ai osé rien dire... trop content d'intégrer la prestigieuse agence Havas.

SP : 

Sympa ! Nous connaissons tous aujourd'hui le design de l'étiquette du Rhum Charrette. A votre avis pourquoi un tel succès ?

EG :

Dans mon concept, j'avais décliné et anticipé sur la marque en leur précisant qu'avec le temps le buveur de "coup d'sec" (nom antérieur de la marque) ne dirait plus en tapant sur le comptoir du chinois du coin "Mi veux un rhum !"... automatiquement il dirait : "Mi veux un p'tit charette!". 

La première étiquette (elle a évolué depuis) avait pour but de relancer le "Rhum Blanc" qui devait s'estomper pour laisser place à "Charette", l'image parlait d'elle-même. Yab moi-même, je savais que le créole avait une fibre de "moucateur" et qu'automatiquement et que de lui même il allait adopter le thème "Charette". 

Entouré de "zoreilles" on m'avait répliqué: "Foutaise tout cela". Parallèlement, un autre projet avait été lancé sur le rhum "Ti Caf". Il a été vite oublié. Je ne sais plus si c'était Chaton ou Michel Faure qui en étaient les instigateurs, mais toujours est-il que le projet des "zoreilles" Chaton ou Faure est passé à la trappe.

SP : 

Du coup vous n'avez pas flanché pour défendre votre création. Pourquoi tant de confiance dans la "Charrette" ? Ce n'est quand même pas hyper glam comme symbole !

EG :

Moi, le "yab" j'avais foi dans mon argumentation ! La charette avec les roues en bois était un souvenir d'enfance. Dans les années 56 c'était "le" moyen de transport avec le boeuf "Moka". On y transportait le charbon de bois, la canne à sucre. On allait voir grand-père et grand-mère pour les fêtes de fin d'année dans cette charette, allongés sur des "gonis" (ah! l'odeur du goni !). On faisait les sorties vers le Piton Bleu, le Piton des Neiges, le Nez de Boeuf avec cet engin. Et dans les pentes il fallait "serrer l'arriage" et taper du "chabouk" quand il fallait remonter "Ouako Moka!".

En créant cette étiquette, je m'adressais à une génération qui avait connu cette époque, des consommateurs concernés. J'ai voulu leur faire revivre une époque, où la route des Plaines étaient encore en terre battue, où les "nids de poules" étaient encore comblés par des mottes de vétiver à l'envers... une époque où cette route voyait passer le car courant d'air Amalou, le camion de Marienne, la petit car Renault rouge et blanc immatriculé 1 AA 97-4.

Pari réussi !

SP :

C'est net, on peut dire que vous avez tapé dans le mille. Vous auriez aimé obtenir une petite reconnaissance de la part de cette marque dont la renommée n'est plus à faire ?

EG :

La saga dure maintenant depuis 40 ans. Je n'ai pas eu de rémunération pour cette étiquette, mais je se me suis enrichi de souvenirs. Tellement enrichi, et puis il y a des choses qui n'ont pas de prix : comme le regard du petit colon de Bois-Court, m'offrant un p'tit coup de charrette sans se douter qu'il a en face de lui, celui qui a "pondu" cette étiquette souvenir. Cela me remplit de joie ! 

SP :

Un grand merci Eugène pour votre témoignage. C'était un beau plongeon dans le passé d'un célèbre spiritueux. Que faites vous aujourd'hui ?

EG :

Je suis rentré en France dans les années 80 pour explorer le domaine de l'infographie. Je vis actuellement à côté de Toulouse. Je suis en retraite. Je suis le grand frère des Pat'Jaunes. J'ai également à mon actif, la réalisation du premier drapeau des Jeux des Iles de l'Océan Indien, l'étiquette du fromage "Notre Dame de la Paix", etc. Famille d'artistes quoi... chacun à sa manière. Voilà Frédéric, merci pour ce plongeon.

SP :

Cheers. 

F.